Les rapports magistrats-politiques sont très dégradés en ce moment. Une situation qui s'explique plus par l'échec des politiques, que par celui de la justice.
Bonjour à toutes et tous,
Merci tout d’abord pour l’accueil réservé au premier numéro de cette newsletter et aux 641 personnes qui s’y sont abonnées. C’est encourageant pour la suite, et je vais donc tenter de tenir le rythme mensuel.
Le format va rester identique : un billet autour de mes sujets de prédilection, suivi de brèves. N’hésitez pas à me faire des retours par mail ou sur BlueSky , ou à diffuser ce numéro à vos contacts si vous l’avez trouvé intéressant.
« Ils ne sont pas politiques, ces juges ! »
En démocratie, les relations entre magistrats et politiques sont un sujet récurrent de tensions. Longtemps, on a dénoncé la soumission des magistrats à l’exécutif, magistrats qu’on allait parfois chercher dans l’Himalaya en hélicoptère pour éviter l’ouverture d’une instruction contre la femme du maire de Paris (plus de 25 ans après, le procureur Davenas semble encore traumatisé par cette histoire à 45’). C’est moins le cas depuis une vingtaine d’années. Comme l’a dit Robert Badinter, « aujourd’hui, ce sont les hommes et les femmes politiques qui tremblent devant les magistrats. »
Aujourd’hui, les deux mondes évitent autant que possible de se fréquenter. Mais c’est parfois nécessaire : la politique judiciaire (comment notre justice doit-elle fonctionner ?) et la politique pénale (qui et comment condamner ?) restent des politiques publiques importantes, d’autant plus qu’elles sont régulièrement remises en cause par les citoyens et les médias. En sens inverse, des juges peuvent prendre des décisions qui ont des impacts profonds sur notre vie démocratique.
Concernant les juges administratives et constitutionnelles, le pouvoir politique a veillé à ce qu’il y ait une certaine proximité. Si ces justices sont indépendantes, il faut que les magistrats aient intégrés les nécessités et contraintes de l’action publique. Le Conseil d’État est ainsi composé de hauts fonctionnaires, qui sont souvent passés par les administrations ou les cabinets. L’essentiel des neuf membres du conseil constitutionnel a eu un passé politique (ou auprès des politiques), y compris les deux magistrates qui y siègent.
Ce n’est pas le cas de la justice judiciaire. En 2016, les propos de François Hollande (« Cette institution, qui est une institution de lâcheté… Parce que c’est quand même ça, tous ces procureurs, tous ces hauts magistrats, on se planque, on joue les vertueux… On n’aime pas le politique. » ) avaient suscité un tollé. Si le garant de l’institution judiciaire n’aurait pas dû dire ça, ces propos sont emblématiques de la vision qu’ont de nombreux politiques.
Un haut fonctionnaire, qui a beaucoup côtoyé les deux mondes, s’était une fois exclamé alors que je l’interrogeais « ils ne sont pas politiques, ces juges ! ». En 2022, le renouvellement surprise à la Chancellerie d’Eric Dupond-Moretti (que beaucoup pensaient carbonisé) doit beaucoup aux poursuites judiciaires lancées par les syndicats de magistrats, et au fait que les deux plus hauts magistrats aient séché juste avant la cérémonie de passation de pouvoir d’Emmanuel Macron. « Ce n’est pas aux juges de choisir les ministres », entendait-on chez les élus.
Les poursuites en Cour de justice de la République (CJR) ont également laissé des traces. D’abord celles concernant les ministres et la gestion du Covid-19. Les perquisitions à l’aube aux domiciles des ministres responsables de la gestion avaient choqué les élus. Même chose quand le bureau d’Eric Dupond-Moretti a été perquisitionné. Dans la recherche de documents attestant dconflits d’intérêts, les magistrats avaient fait ouvrir à la meuleuse de nombreux coffres forts vides, dont les clefs étaient perdues. De quoi interpeller les politiques (« mais qu’espéraient-ils trouver en perquisitionnant les domiciles ou les coffres-forts ? »).
Surtout, à chaque fois, l’affaire s’est terminée en eau de boudin. L’affaire Covid-19 va être classée et Dupond-Moretti a été relaxé : les parlementaires qui le jugeaient, ont refusé la conception large du « conflit d’intérêt », pourtant prévue par la loi ! Quand on juge les siens, on intègre toujours mieux les contingences. Le conseil supérieur de la magistrature fait d’ailleurs la même chose, et ce n’est pas plus glorieux.
Le débat sur les rapports magistrats-politiques est revenu avec l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité de Marine le Pen. Cela a commencé par la décision du conseil constitutionnel du 28 mars concernant un élu local. Si la décision n’avait pas d’incidence directe sur l’affaire Le Pen, elle était forcément scrutée. Signe de la sensibilité, et cela a été peu noté, le gouvernement s’en était remis à la sagesse du conseil constitutionnel sur l’un des griefs (voir à 55’10). C’est rare.
Encore plus rare, le conseil a fait une réserve d’interprétation... sur un article dont il n’était pourtant pas saisi :« il revient au juge, dans sa décision d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure [d’exécution provisoire] est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ». Les messages du gouvernement et du conseil constitutionnel étaient donc clairs. Pourtant, les magistrats ont décidé d’appliquer la loi et par une décision motivée de prononcer l’exécution provisoire pour l’inéligibilité de Marine le Pen. On notera d’ailleurs que le débat est centré sur l’inéligibilité, pourtant une peine secondaire : cela montre que la justice pénale manque de sanctions sérieuses vis-à-vis des cadres, qui savent qu’ils n’iront jamais en prison (qui est aujourd’hui réservée aux criminels et aux délinquants jugés peu insérés).
Les politiques sont aussi frustrés de leur échec à influer sur la politique pénale. Il faut dire que leurs exigences sont contradictoires. Un jour les prisons sont trop pleines et il faut développer les alternatives. Le lendemain, le Parlement crée de nouveaux délits ou veut aggraver les peines, pour « envoyer un signal ». Ce « parlementaire sémaphore » a souvent peu d’effet. Durcir la loi n’aggrave pas les sanctions prononcées. Et un rapport de la Cour des comptes s’est penché l’échec de deux peines alternatives, pourtant fortement soutenues par les pouvoirs publiques : les intentions se fracassent souvent sur la réalité de terrain judiciaire. Si les magistrats intègrent peu les contraintes des responsables publiques, l’inverse est tout aussi vrai.
Pour changer les pratiques judiciaires, les fameuses circulaires de politique pénale sont tout aussi inutiles, le garde des sceaux a souvent peu de levier, comme le regrette Jean-Jacques Urvoas dans un récent livre. Pour cela, il faut une action déterminée, et globale. Sur la délinquance routière il y a vingt ans, ou, plus récemment, sur les violences intrafamiliales, la justice a adapté ses pratiques et les peines prononcées. Mais cela n’a pas encore été le cas sur les viols, malgré #MeToo.
L’autre exemple de cette action forte qui a associé demande de l’opinion, durcissement de la législation, et politique pénale forte, c’est la probité des élus : lois Cahuzac, création du Parquet national financier et instauration d’une peine obligatoire d’inéligibilité ont eu des effets réels sur les condamnations. Effets qui sont aujourd’hui regrettés par les mêmes politiques qui trouvaient la justice trop faible il y a quinze ans. Des réformes sont déjà envisagées, mais d’autres veulent aller plus loin, quitte à considérer que la loi ne doit pas s’imposer aux élus. Les politiques sont malheureusement plus versatiles que la justice et ils l’attaquent aujourd’hui pour être devenue sévère, comme ils le demandaient tous en chœur.
La magistrature obéit à des impératifs tout aussi politiques. Il suffit de voir la gestion de leurs carrières et le rôle du CSM pour voir le poids des réseaux et l’importance des règles informelles. Comme en politique. Mais, ces règles sont différentes. La méfiance réciproque vient d’une ignorance souvent profonde des règles de l’autre. Face aux attaques, pour préserver son indépendance, la magistrature est devenue plus étanche, au point que les carrières extérieures sont problématiques. Cette indépendance indispensable a pour coût l’isolement. Au point, que la rémunération des magistrats avait décroché vis à vis du reste de la haute fonction publique.
La magistrature, en raison de l’importance de l’indépendance de chacun, a aussi du mal à communiquer d’une seule voix ou dans des formats adaptés. Supprimer les rentrées solennelles, ou au moins les revoir en profondeur, permettrait d’améliorer l’image de la justice auprès des autres pouvoirs. Une meilleure prise en compte des contingences de l’action publique est nécessaire. La décision de la cour d’appel d’hâter le procès d’appel (d’ici un an seulement!) est bienvenue. A l’inverse, les politiques ne peuvent considérer la justice comme le punching-ball sur lequel il est facile de taper. Ils ne font qu’appliquer leurs lois.
En bref
La fabrique de la loi est totalement déréglée en ce moment. Tout le monde s’accorde pour dire que les lois sont mal écrites, alors qu’il y en a moins. L’absence de majorité à l’Assemblée n’explique pas tout. La division du gouvernement et le fait que le Sénat n’hésite plus à adopter des textes inconstitutionnels pour profiter de son rapport de force se surajoutent aux problèmes que connaissez la loi déjà auparavant. J’essaie de creuser ces points dans ce papier pour Le Monde.
Samuel Le Goff, fin connaisseur de la loi et du Parlement a lancé sa newsletter Chroniques parlementaires. Elle est hebdomadaire et hautement recommandée !
La semaine dernière, le maire écologiste de Lyon a été mis en garde à vue : la justice se demande si son cabinet ne contenait pas trop de collaborateurs politiques. Même s’ils travaillent pour la collectivité, leur rôle est trop « politique ». Du PS au RN, en passant par LR, nombreux sont les présidents d’exécutifs qui ont pris l’habitude de contourner le décret qui plafonne strictement le nombre de collaborateurs de cabinet. Tout le monde fermait les yeux. Mais le juge pénal a décidé de bousculer les habitudes, et de nombreuses affaires sont ouvertes.
Dans le Nord, 148 mesures de placement de mineurs en danger ne sont pas exécutées, faute de places. Le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée sur la protection de l’enfance est effarant.
Intelligence Online a publié une longue et passionnante série sur Macron et les espions. Le premier article est gratuit - pour ceux qui ont un compte.
Libération s’est penché sur la surveillance algorithmique, dont l’extension est prévue par la loi narcotrafic . Initialement réservée au terrorisme, elle ne cesse de s’étendre.
Record ! Le bilan sécuritaire des Jeux olympiques, est de 547 assignations à résidence et 683 perquisitions administratives. Ces outils issus de l'état d'urgence se sont banalisés, comme le montre un rapport, qui a lui même eu très peu d’écho.
La revue Études françaises de renseignement et de cyber consacre son numéro 4 au contrôle du renseignement
Existe-t-il vraiment un domaine réservé du président de la République ?
On parle beaucoup d’eux mais on les entend peu. La Croix consacre un dossier aux imams.
Un mystérieux leg breton a permis de remettre à flot le parti d’Eric Zemmour. Avec Alexandre Berteau, j’ai remonté le fil de cet étonnant testament, qui a permis à un cadre du parti de réaliser une plus-value immobilière. A lire dans la Lettre (gratuit pour ceux qui ont un compte).
En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des aidés. Mediacités dévoile les importantes subventions de la région Auvergne-Rhône Alpe s pour la ligne Le Puy-Orly. Cinq passagers par vol en moyenne.
L’organisation de la Coupe du monde de rugby 2023 a été un succès, sauf pour les finances publiques, selon la Cour des comptes. Un fiasco prévisible : en 2018, l’IGF alertait sur une organisation illustrant « jusqu’à la caricature » un schéma « dans lequel les gains sont privatisés et les coûts (ou les pertes) socialisés ». Avoir raison cinq ans trop tôt ne sert à rien.
Le concert de Nick Cave à Bercy est sur Youtube.
A bientôt.